Shamisen
auteur : Dreamcatcher
dernière modification le 2022-06-24 14:13:28

Les cerisiers ont fleuri tôt cette année. Déjà quelques pétales ont commencé à s’envoler. Une brise légère agite les branches. L’air est doux, calme. Dans le lointain, quelques notes s’égrènent. Seule, agenouillée sur le sol, Kyoko joue du shamisen. Une pensée, une note. Elles s’élèvent, vont et viennent comme ces pétales dans le vent.
Elle pense à Ichiro, ce jeune homme du quartier avec qui elle a grandi. À force de fous rires et de bêtises ensemble, comme une évidence, il est devenu plus qu’un ami. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle ne voulait même pas imaginer la vie sans lui. Main dans la main, ils s’étaient engagés sur le chemin de leur destin, comme leurs parents avant eux. On leur avait prédit un jour de beaux enfants. Mais ils étaient jeunes alors et insouciants, qu’on leur laisse encore un peu le temps de rire, de chanter et de rêver. Plus tard. Pas maintenant. Profiter à deux de la douceur de vivre quand toute cette vie s’ouvre devant.
Hier soir, Kyoko est allée se promener au bord du lac Nakajima Koēn. Cela lui a rappelé cette autre soirée d’été, le jour de la fête des étoiles. Elle portait un kimono violet brodé de fleurs rose pâle et une pivoine en rappel dans ses cheveux relevés en chignon. Pour l’occasion, Ichiro étrennait lui aussi un kimono assorti à celui de son amie, et si elle avait vu les étoiles briller dans ses yeux lorsqu’il était venu la chercher chez ses parents, elle-même avait senti le rouge lui monter aux joues en le découvrant aussi beau. Les barques flottaient mollement à l’horizon dans les couleurs du crépuscule, alors qu’ils marchaient toujours main dans la main, comme ils en avaient pris l’habitude, entourés de lucioles et de lanternes. La tradition voulait que lors de ces festivités de Tanabata, aussi appelée fête des amants célestes en raison de la légende qui lui est lié, on formule un vœu sur un petit papier coloré pour ensuite l’accrocher à une tige de bambou, de préférence le plus haut possible, au plus près des divinités, afin qu’il soit entendu. Le jeune homme l’avait aidée à se hisser afin d’atteindre les meilleures branches et elle avait noué les rubans avant de tomber en riant dans ses bras. Le murmure du vent dans les feuilles leur avait chuchoté une réponse favorable. Et ce soir-là en effet, lorsqu’elle avait accepté de devenir sa femme, leurs souhaits avaient respectivement été exaucés.
Kyoko marque une pause, une respiration. Elle inspire et puis reprend. Les notes s’accélèrent, ses doigts s’envolent tels des papillons. Dans le jardin, l’eau du bassin se ride. Les nuages passent, comme au ralenti. Des pétales se posent sur la surface miroitante. Légère brise qui soulève le linge comme des voiles de bateau suspendues sur un océan d’herbe tendre. Elle repense à la légende… Ces amants tellement épris l’un de l’autre qu’ils en ont négligé leurs devoirs. Séparés par la Voie Lactée, on leur a pourtant accordé de se retrouver une fois l’an tant leur amour était pur. Elle se dit qu’elle aussi peut le retrouver. Elle voudrait que la musique monte aux cieux, lui accorde l’absolution. Alors elle joue, sans relâche, de toute son âme, comme une prière.
Il y a trois jours, on lui a remis un pli qu’elle n’a pas encore ouvert. Elle ne voulait pas, elle n’était pas prête. Elle ne savait que trop ce qu’il contenait. Elle a simplement remercié puis s’est inclinée. Elle n’a pas pleuré. Elle le savait. Elle le sentait. Avec dignité, elle a pris congé. Dans le silence, elle s’est murée.
Kyoko accélère le rythme à présent, les battements de ses veines à l’unisson. Ses doigts ont leur vie propre, ils s’envolent comme des papillons. Joues et lèvres roses, kimono satiné. Elle s’est faite belle pour lui. Un océan de rêves et de promesses remonte la rivière de son cœur. Ichiro… Si beau. Son sourire aux dents étincelantes, ses yeux rieurs… Jusqu’à son odeur flotte encore dans la pièce tandis qu’elle pense à lui de tout son être. Un parfum de sous-bois qui lui rappelle leurs promenades dans l’air du soir. La force tranquille de cet homme calme et serein qui avait toujours eu le don de l’apaiser.
La douleur qui remonte le long de ses doigts blessés, de ses bras, jusqu’à se répandre dans tout son corps est si insoutenable qu’elle voudrait crier. Elle n’en fait rien. Des larmes roulent sur ses joues. Dans sa poitrine, son cœur qui bat à tout rompre la fait souffrir. Jouer plus vite, jouer plus fort, couvrir l’échos de la vie, faire sortir le venin de la colère et ce sentiment d’injustice qui la consument de l’intérieur. Sur la table, il y a la lettre qu’elle n’a pas encore eu la force d’ouvrir. Elle reste là à la narguer, à lui rappeler que tout cela est bien réel, tangible, qu’il n’y a plus rien à espérer. Et pourtant dehors l’air est doux, la nature se réveille de l’hiver. Le vent murmure dans les feuilles le message des cieux... La musique s’arrête. Le temps se suspend. Dans le jardin, la vie respire. À l’intérieur, c’est le silence. Ce silence qui la glace, ce silence qui l’appelle. Elle n’est plus que tristesse et ne craint plus le vide. Sa respiration se calme. Le visage baigné de larmes, elle sourit. Alors, dans un geste mesuré et plein de grâce, Kyoko prend le coupe-papier au manche nacré.
[illustration : Alexandra Rogeaux]
Driller_Killer
2022-04-09 08:11:59
Hoooo ! Très joli ! TT
Dreamcatcher
2022-04-09 08:27:42
Merci Driller ! ❤