Blue Monday

auteur : Dreamcatcher

dernière modification le 2022-03-29 17:34:35


Dans le brouillard d'un jour gris et triste, Réginald marchait à grands pas. Les écouteurs dans ses oreilles lui envoyaient « Blue Monday » de New Order. Il shootait rageusement dans les cailloux sur son passage. Tout l'ennuyait et tout l'agaçait. Il traînait avec lui un bouquet qu'il aurait bien balancé sur le chemin s'il ne lui avait servi à fouetter l'air. Un peu plus tôt, il était tiré à quatre épingles dans son costume du dimanche mais à présent, sa cravate était dénouée, sa chemise à moitié déboutonnée. Il avait besoin de respirer. Il se laissa choir sur une borne d'amarrage au bord de la Tamise. Il prit sa tête dans ses mains et frictionna son cuir chevelu, ébouriffant un peu plus ses cheveux rouges. La colère passée, il ne savait plus que faire de lui-même. Un insecte en profita pour le titiller en plein visage. Il ferma les yeux et serra les lèvres tout en le chassant de la main. Il se rendit compte que c'était son bouquet qui l'avait attiré et il le lança au loin. Mais ce fut quand le papillon commença à s'éloigner que Réginald réalisa qu'il n'était vraiment pas commun. Il était même très beau, d'un bleu électrique et ses ailes semblaient irisées. Il esquissa un geste en avant dans le vain espoir de le rattraper et c'est à ce moment que tout bascula. Il fit un faux pas et perdit l'équilibre... Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque ses pieds rencontrèrent le vide d'une bouche d'égout ! Ainsi débuta une longue chute... Si longue en fait qu'il eut même le temps de s'arrêter de crier et de profiter du paysage...
Cela étant, il prit conscience qu'il n'était pas dans le noir total mais surtout, aussi étonnant que cela puisse paraître, il chutait au ralenti. En effet, il voyait clairement défiler les parois qui l'entouraient. Ou était-ce l'effet que cela faisait lorsqu'on était sur le point de mourir ? En tout cas, il avait tout le loisir de se poser la question... Et de voir la couleur des pierres qui composaient ce tunnel vertical. Plus il s'enfonçait, plus les couleurs changeaient, passant d'un camaïeu de gris à des couleurs plus chaudes puis vertes, puis froides. Des détails commençaient même à se dessiner tels que des formes incrustées parmi les briques. À y regarder de plus près, il s'agissait de pièces d'échiquier. D'ailleurs, il se mit à en pleuvoir autour de lui. Il dut improviser une étrange danse aérienne pour les esquiver. Au cœur de ce ballet, une soucoupe lui tomba dans les mains, puis une tasse vint s'y superposer, bientôt rejointe par une coulée de thé. L'atmosphère embaumait le jasmin. Pas du tout le genre d'odeur à laquelle on aurait pu s'attendre en pareil endroit. Réginald porta la tasse à ses lèvres. Le breuvage était exquis. C'est alors qu'il en buvait la dernière goutte que ses fesses atterrirent en douceur sur ce qu'il prit d'abord pour une sorte de botte de foin, mais qui s'avéra être un énorme tas de fleurs séchées. Une pièce d'échiquier vint terminer sa chute avec lui et atterrit douloureusement sur son crâne, lui arrachant un petit cri de souffrance. Tandis qu'il se frottait la tête en pestant, il retrouva soudain la trace de son papillon ! Celui-ci le taquina en voletant près de son visage avant de s'engager dans ce qui semblait être la seule issue à cet endroit bizarre : l'entrée d'un tunnel. Réginald se leva et déposa la tasse ainsi que sa soucoupe en remerciant poliment. Après tout, c'était un garçon bien élevé et la chute ainsi que le thé parfumé l'avaient revigoré. Debout devant cet orifice sombre et caverneux, il hésita encore un peu avant de percevoir des sons dans le lointain. Il tendit l'oreille, avança de quelques pas dans le noir. Perçant le mur froid du silence, il reconnut un instrument. Une cornemuse. Elle jouait un air nostalgique et entêtant qui l'attira comme un aimant.
À l'horizon, une faible lueur, comme un espoir. Et puis tout à coup, le bout du tunnel. Une nuée de papillons bleus l'envahirent en guise d'accueil. Et une volute de fumée qui se dégagea progressivement, lui permettant de recouvrer la vue. Une étrange silhouette, bleue, assise à même le sol, lui tournait le dos. Exhalant de temps en temps une bouffée senteur jasmin, elle effeuillait méthodiquement les pétales d'un bouquet qui ressemblait étrangement à celui dont il s'était délesté un peu plus tôt.
— Elle m'aime, un peu, beaucoup,... Moi, je t'aime...
Deux yeux gris acier le fixaient à présent, comme la créature avait tourné la tête pour le dévisager. Deux yeux exactement comme les siens lorsqu'il s'observait dans le miroir le matin.
— Eh bien, qu'est-ce qui t'arrive ? Tu n'as pas fumé mon jasmin tout de même ? C'est MA production personnelle.
Comme le drôle de personnage prononçait ces mots, Réginald avisa que des flots de fleurs et de feuillages s'épanouissaient depuis son dos, se déversant dans l'espace. Il n'avait pas de mots pour exprimer la sensation ressentie en cet instant. Ce fut donc son vis-à-vis qui reprit la parole, un peu plus doucement cette fois, sur le ton de la confidence.
— Tu voudrais que l'on t'aime hein ? Comme je te comprends... Aime-toi d'abord !
Sur ces mots, une trappe s'ouvrit sous les pieds de Réginald.
Et c'est au son de « Into Wonderland » de Mike Oldfield qu'il s'éveilla ce matin-là.
Réginald sortit un œil, puis un bras de sous sa couette pour éteindre son portable. Il se recoucha un instant et se frotta le visage à deux mains en marmonnant.
— Sérieux... Il faudrait peut-être que j'arrête la New Wave...


[nouvelle écrite dans le cadre du prix "10 ans" de Short Editions, d'après une illustration d'Egon Swaels]


mots-clés : FANTAISISTE, HUMOUR