Un matin de soleil au jardin

auteur : Dreamcatcher

dernière modification le 2021-05-20 13:40:22


“ La rose de Jéricho est une plante du désert, également nommée plante de la résurrection. En effet, tel le phénix, elle a cette capacité à mourir et renaître à volonté… “

Suzanne est scotchée devant la télé. Elle qui s’était toujours considérée comme une fille tout ce qu’il y a de plus ordinaire et cartésienne (ce qui n’était pas pour lui déplaire soit dit en passant) il y a de cela encore quelques semaines, voilà qu’elle était assaillie de… Comment appelait-on ça déjà ? “Synchronicités” ? N’importe quoi…
Tout avait commencé, donc, il y a quelques semaines. Avec ce rêve. Des rêves, Suzanne en faisait très peu. D’ailleurs, d’une façon générale, elle en “avait” très peu. Son existence tranquille, rythmée par un travail administratif sans surprise, avec des horaires réguliers, lui convenait parfaitement. De la stabilité, voilà ce qu’il lui fallait. La “sé-cu-ri-té-de-l’em-ploi”. La sécurité tout court. Et puis il y avait eu cette exposition de peinture, à laquelle elle ne voulait pas aller. Tina, sa meilleure amie avait insisté. “ Allez Suzanne !! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi ! Je n’ai pas envie d’y aller seule… “ Suzanne singe sa voix ( qu’elle veut geignarde ) en grimaçant. Aussitôt elle s’en veut. Evidemment elle pensait bien faire. Elle n’est pas réellement en colère après son amie, elle est juste… mal à l’aise. Oui c’est cela. La tournure des événements la met dans une situation inconfortable, déstabilisante. Et ça la stresse.

Elle se met à revivre la scène. Encore une fois. Contrairement à son amie, Suzanne n’est pas à l’aise en société. Elle ne se sent pas à sa place quand il y a du monde, comme en décalage. Elle le vit comme une imposture, comme si elle devait se composer un personnage qui ne demande qu’à être démasqué. Et c’est épuisant. L’exposition mettait en scène des œuvres datant de la révolution mais réalisées par un peintre anglais assez méconnu. Un certain John Stewart. Assez vite, Suzanne, qui ne s’y connaissait pourtant pas trop en peinture, avait ressenti quelque-chose à l’approche de ces compositions. Pour la plupart, il s’agissait de scènes pastorales, retraçant la vie d’alors à la campagne d’où il émanait une certaine douceur de vivre. Naturellement, elle avait souhaité faire un tour de son côté, délaissant les conversations en cours pour partir faire un tour d’horizon à son rythme. Elle n’aurait su expliquer pourquoi, elle ressentait une chaleur mêlée de mélancolie à la vue de ces œuvres. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles ne la laissaient pas indifférente. Elle sentait sa gorge se nouer comme sous l’effet d’une lointaine nostalgie. La peinture lui parlait. Ici un bosquet, un petit pont qu’elle se voyait très bien emprunter par un matin de soleil fragile et plein de promesses. Quand soudain, ses yeux s’écarquillèrent et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Retenant son souffle, elle dut faire un gros effort sur elle-même pour se ressaisir. La peinture la plus extraordinaire qu’elle eut jamais vue se tenait là devant elle dans toute sa splendeur. Au cœur d’un délicat cadre doré. L’incarnation de ses rêves.
C’est ainsi que Suzanne fit la chose la plus folle qu’elle eut jamais entrepris de son existence jusqu’à présent. Elle acheta la toile. Sans savoir pourquoi, sous les yeux médusés de Tina, elle laissa s’envoler une grosse partie de ses économies pour acheter la toile d’un peintre inconnu, sans même prendre le temps raisonnable de la réflexion qu’une telle dépense impliquait.

C’est ainsi que ce soir, assise dans son salon, c’est-à-dire l’une des deux pièces de son petit appartement, Suzanne peut maintenant admirer l'œuvre fixée au mur tout à loisir. Elle ferme les yeux pour entrer dans le monde parallèle de son rêve. “Un matin de soleil au jardin”. C’est le nom du tableau. Sous une arche de glycines, une très jeune femme aux boucles blondes relevées en chignon berce un enfant. Elle chantonne et sourit au nouveau-né dans ses bras. Elle se balance, de droite à gauche et l’on n'entend à part sa voix que les gazouillis du bébé et des oiseaux. La vision la plus douce et la plus apaisante au monde. Et pourtant, inexplicablement, Suzanne sent son cœur se serrer.
“Loreen”.
Elle ne sait pas pourquoi ce nom vient de s’échapper de ses lèvres…

Suzanne n’est pas la seule à être perturbée. Tina aussi se fait du souci pour son amie. Elle ne la reconnaît plus, elle a peur qu’elle ne fasse une dépression. C’est souvent ce qui arrive quand on commence à changer. Le monde change autour de vous. Les gens s’inquiètent autant pour vous que pour eux et la stabilité de leur propre existence. C’est humain. Quoi qu’il en soit, Suzanne se remet beaucoup en question ces derniers temps. Elle a commencé par prendre quelques jours de congés. Il suffit parfois de peu de choses pour amorcer un grand changement. Hors de son rythme quotidien, elle voit le monde sous un jour nouveau et prête davantage attention aux petites choses de la vie, à certains plaisirs simples. Traîner le matin, boire un café sans se presser, sortir faire un tour aux heures de bureau, en pleine semaine, quand tout est calme dehors. Elle a peur d’y prendre goût. Et de ne plus jamais être capable de revenir en arrière. Elle a peur de s’habituer à être heureuse…

Elle a fait des recherches sur John Stewart. Elle n’a pas trouvé grand-chose. C’était apparemment un artiste amateur, issu d’un milieu aisé. Il était né et avait vécu en Cornouailles où il s’était marié et avait été père d’une petite fille décédée en bas-âge. Il avait également eu un fils qu’il n’avait pas connu car il était lui-même mort à la guerre dans la fleur de l’âge. Ses œuvres de jeunesse n’avaient été exposées au grand jour que très récemment, à l’initiative de ses descendants. Elles n’étaient pas forcément le fait d’un artiste de génie mais elles n’en constituaient pas moins le témoignage d’une époque. Ses enfants : Carolyn et Mark. Sa femme : Loreen.

Et ce soir, sur ce canapé : Suzanne. Suzanne qui se demande si elle ne devient pas folle. Mais Suzanne qui ne s’est jamais sentie aussi vivante et exaltée que depuis qu’elle vit tout cela. Suzanne qui se donne des claques sur les joues en se demandant si elle ne rêve pas encore, elle qui a si peu l’habitude de rêver. Suzanne qui a démissionné de son poste en CDI il y a deux jours et débloqué ses économies à la banque pour écrire des carnets de voyage car elle s’est découvert un talent pour l’écriture. Suzanne qui part dans une semaine pour son premier grand séjour en Cornouailles, sur les traces du passé. Vers son avenir.


[publié précédemment sur le site de Short Editions et qualifié dans le cadre du concours Renaissances 2021]