Appelle-moi Shane

auteur : Dreamcatcher

dernière modification le 2024-04-21 18:04:41


Le concert touchait à sa fin. Du moins le groupe avait attaqué le dernier morceau de la setlist de base mais ils étaient déjà prêts pour le rappel. C’était la première fois qu’ils se produisaient dans cette salle mythique aux murs rouges et noirs qui avait vu naître le succès de leurs idoles. Ce soir c’était leur tour. La consécration.

La scène était le seul endroit où Shane ne réfléchissait pas. Elle se contentait de laisser vivre la musique sur laquelle elle et son groupe avaient bossé des mois durant, dans la retraite presque religieuse du studio. Dans un geste spontané, elle se propulsa sur le devant de la scène et aspergea le public avec sa bouteille d’eau. Elle fut accueillie par des cris et des bras levés qui semblaient prêts à recevoir la moindre goutte. Il faisait une chaleur d’enfer et le public comme les artistes étaient couverts de sueur. Jay, torse nu, s’était servi de son T-shirt troué pour s’éponger avant de le balancer quelque part. Il égrena quelques notes de guitare pour annoncer la reprise qu’ils allaient interpréter : un vieux tube des Clash revisité à leur sauce et qui était devenu en quelque sorte leur hymne : « Train in vain ». Shane se remit en place et accompagna Jay sur sa propre guitare pour une intro en duo. Le public s’était plus ou moins calmé, écoutant avec ostentation cette version qu’ils découvraient. Brad, à la basse, puis Silver à la batterie se joignirent à eux pour faire vivre l’instru au complet et Shane fit vibrer dans le micro les intonations de sa voix rocailleuse, encore plus éraillée après 1h30 de concert. La lumière blafarde faisait luire sa peau dont le maquillage outrancier commençait à dégouliner. Des mèches de ses cheveux rouges savamment décoiffés étaient collées sur son visage. Campée sur ses jambes, elle se tenait derrière son micro, guitare à la main, dans une mini robe qui laissait entrevoir le tatouage de lierre qui parcourait son bras droit et une partie de sa poitrine. Des bas volontairement déchirés et des Dr Martens imprimées tartan complétaient sa tenue ainsi que des bracelets et une énorme boucle d’oreille côté gauche. Ils étirèrent le morceau en longueur, pendant près de dix minutes jusqu’à terminer de façon très douce annonçant par là même que le concert arrivait à son terme. Dans un tonnerre d’applaudissements, ils remercièrent leur public et sautèrent encore un peu sur scène avant de regagner les coulisses comme des gosses chahuteurs. Brad était juché sur le dos de Silver dont il ébouriffait un peu plus les cheveux gris acier tandis que celui-ci bousculait Jay qui leur balançait au visage les dernières gouttes d’eau de sa bouteille.

Le backstage était aussi pittoresque que vétuste. Nombre de leurs idoles y étaient passées avant eux. Il les attendait, ses murs décrépis couverts de graffitis. Sur le vieux canapé défoncé, Jay aperçu sa petite amie du moment. Il s’affala sur elle tandis que Silver roulait une pelle à Brad sans aucune retenue. Shane s’étala sur une chaise, bras et jambes en étoile, yeux fermés, sourire aux lèvres. Elle plaqua les doigts sur son crâne et commença à le masser en soupirant de satisfaction. C’est à ce moment que Tony, leur manager, entra une bouteille de champagne à la main.
— Bon boulot les gars ! Sans vouloir t’offenser Shane…
L’intéressée leva la main en signe de « j’en ai rien à foutre ».
— C’était le feu ! reprit-il.
Il fit péter le champ’ et le breuvage pétillant se répandit pour la majeure partie sur le sol. Puis Tony prit congé et les laissa décompresser entre eux. Dans un nuage de clope, Shane entreprit de se démaquiller sur un coin de table. L’adrénaline retombée, la fatigue commençait à la gagner, un peu comme les autres apparemment, redevenus plus calmes à présent.

— Dis Shane, comment ça se fait qu’on ne soient jamais sortis ensemble ? demanda Jay tout-à-coup sans crier gare. Était-ce le champagne ? Ou les effets de sa « cigarette » ?
Elle plissa les yeux un instant, visualisa la situation.
— Beurk, ce serait dégueu ! T’es comme un frère pour moi. Ce serait…incestueux ?!
Hey froggies ! In English please ! intervint Silver dont l’intérêt était soudain ravivé du fait de son incompréhension (et ce d’autant plus qu’il avait visiblement saisit l’essentiel du sujet...).
Shane lui balança un coussin à la tête avant de poursuivre en anglais afin de faire profiter toute la galerie.
— Je préférerais encore coucher avec une fille même si c’est pas ma came.
Sur ces mots, elle se leva et se dirigea vers le canapé où elle s’incrusta entre Jay et sa copine. Elle se tourna vers elle, le regard vert, le sourire en coin. La fille en question la laissait faire avec des yeux ronds, comme hypnotisée par un cobra, et elle ne vit pas le coup arriver quand Shane passa sa main autour de sa taille avant de l’embrasser sur la bouche. Jay protesta, les autres se mirent à rire et Shane sourit largement, dévoilant ses dents de nacre. Soudain honteuse, la fille rougit violemment avant de se lever, vexée, et de quitter la pièce en trébuchant.
— Putain Shane, tu fais chier ! lança Jay.
— Allez, va la rattraper…dit-elle sans se départir de son sourire narquois.
Il se leva et prit la porte. Elle se leva à son tour dans la même direction.
— Prends-la contre le mur de ma part ! cria-t-elle dans le couloir.
Les deux autres pouffèrent de rire.
— Tu y es allée un peu fort quand même… fit Brad.
— Mais non…elle va revenir. Elle est folle de lui, ça se voit.
D’ailleurs lui aussi a l’air sérieusement mordu cette fois… Grand bien te fasse mon ami...



Le lendemain matin, un dimanche pluvieux comme un autre, Shane était attablée au Café Rouge où elle avait ses habitudes. Naturellement, elle n’avait pas beaucoup dormi mais au moins, pour une fois, elle avait pu apprécier un sommeil sans rêve et surtout, sans cauchemar. Elle aimait ces moments de relâche où elle se retrouvait seule avec elle-même, incognito en ce lieu qui lui permettait la plupart du temps de passer inaperçue. En dehors des concerts, son look n’avait rien à voir avec la scène. On pouvait difficilement déceler qu’elle faisait partie d’un groupe punk. Grande et mince, elle avait une prestance naturelle qui semblait lui autoriser toutes les extravagances. Aujourd’hui, elle portait un ensemble tailleur-pantalon fluide, resserré à la cheville, de couleur neutre, assorti de boots. La veste au décolleté profond laissait entrevoir un bout de tatouage sur le haut de sa poitrine. Ses cheveux flamboyants étaient sagement plaqués en chignon sous un borsalino. Une unique boucle, dorée, suffisamment longue pour venir caresser sa clavicule, ornait son oreille gauche. Sa bouche s’habillait d’un rose délicat qui rehaussait la pâleur de son teint et le vert de ses yeux lorsqu’ils apparaissaient dessous son couvre-chef. Elle observait son reflet sur la surface trouble de son café noir quand une voix masculine la fit sursauter.
— Magali ?
Son sourire s’était évanoui. Tout son corps s’était figé rien qu’à entendre ce nom et tout ce qu’il pouvait encore évoquer. Les yeux écarquillés, elle tourna lentement la tête en direction de la voix sortie de nulle part pour constater avec effroi qu’elle s’adressait bien à elle. Elle se maudit intérieurement de sa réaction. Trop tard pour jouer l’ignorance. Elle garda cependant la tête légèrement baissée, dévoilant son regard à demi sous son chapeau.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle sur la défensive. Ça fait des années qu’on ne m’appelle plus comme ça.
Elle réalisa également qu’elle s’était naturellement adressée à lui en français. Cet homme lui était pourtant inconnu. Un fan ? Il l’aurait appelée Shane, comme tout le monde.
— Tu ne te souviens pas de moi ? Ça fait longtemps c’est vrai. On a changé… Mais toi, je t’ai tout de suite reconnue. Je m’appelle Anthony. Anthony Marchand. Mais peut-être que mon nom ne te dit rien ? On était dans le même bahut.
Shane leva les yeux vers lui. Les mots résonnaient dans sa tête. « Je m’appelle Anthony. » Était-ce possible ? Soudain, elle avait dix-sept ans et elle tirait sur les manches de sa veste comme elle l’aurait fait à l’époque pour ses vieux pulls tout détendus dans lesquels elle cachait ses mains quand elle était stressée. « Anthony Marchand ». Une époque révolue. Elle se reprit et releva ses manches avant de se tourner à nouveau vers son café.
— Je me souviens de toi, dit-elle finalement sans le regarder. Qu’est-ce que tu fais par ici ?
— Je peux me joindre à toi ?, répondit-il tandis qu’il tirait déjà la chaise en face d’elle. Je t’offre quelque-chose ? Un autre café ?
— Merci je crois que je vais encore admirer celui-ci un moment avant, répondit-elle dans un sourire gêné.
Anthony. Le passé refaisait surface. Maintenant. Sans crier gare. Elle l’avait aimé. En secret. Personne n’avait pu le savoir et lui encore moins. Il lui avait semblé moins con que les autres. Même s’il n’avait jamais vraiment pris sa défense, au moins ne participait-il pas à leurs brimades. Après tout, il était comme tout le monde. Il cherchait à s’intégrer.
Elle se revit dix ans en arrière, quand ils s’étaient mis à les harceler elle et Jé. Pourquoi elle ? Parce qu’elle était différente, parce qu’elle était forte, parce qu’elle était intelligente et farouche, parce qu’elle était belle peut-être, parce qu’ils savaient qu’elle leur était inaccessible sans doute, parce qu’elle leur faisait peur et certainement pour un tas d’autres raisons qui mettaient en péril leur virilité. Pourquoi Jé ? Parce qu’il avait le tort d’être son ami.
Les doigts de Shane s’étaient mis à trembler. Sans quitter des yeux le contenu de sa tasse, elle posa les mains sur ses genoux. Elle se força pourtant à relever la tête et lui faire face. Il avait changé évidemment, mais pas tant que ça en fin de compte. Il avait les cheveux courts et avait un peu forci, mais les yeux bleus étaient bien les mêmes. Ces yeux qui la hantaient à l’époque de ses nuits d’adolescente. Elle se revoyait avec Jé dans la cour du lycée. Elle entendait à nouveau leurs voix.
— Eh Jérôme ! C’est ta meuf ou ton keum ?
Magali l’avait retenu par la manche de son sweat ce jour-là.
— Ne les écoute pas ces gros nazes. Ça n’en vaut pas la peine.
— Putain Mag ! On va pas les laisser nous faire chier sans rien dire ?
— Jé. Ils sont cinq. On est deux. Perso, j’ai pas envie de me battre. La vie va se charger de leurs gueules. Garde tes mains intactes pour ta gratte.
Elle savait qu’ils faisaient de la musique tous les cinq dans un groupe. Tout le lycée le savait. Les samedis après-midi, ils répétaient dans le garage de Stéphane Dumont, le gars qui venait d’interpeller Jé. Pas grand-monde ne savait qu’elle et Jé aussi étaient musicos. Peut-être personne en fait. Magali allait chez Jé pour bosser sur leurs compos. Ils avaient ce rêve un jour de partir tous les deux pour Londres, à la fin de leurs études, sur les traces de leurs idoles : les Clash.
— Alors dis-moi, qu’est-ce que tu deviens ? Et qu’est-ce que tu fais à Londres ? Tu vis ici ?
Shane frissonna. Elle se rendit compte qu’il ne savait rien d’elle finalement.
— Et toi, qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis en déplacement pour ma boîte. Je dois voir un client ici-même mais je suis un peu en avance. Je comptais prendre un café en attendant, et puis je t’ai vu.
— Tu ne jouais pas dans un groupe à l’époque ? Tu as laissé tomber ?
— Oh, au lycée tu veux dire ? Ah ça remonte à loin…C’est drôle que tu me parles de ça. Oui comme beaucoup de gamins j’imagine, on était des futures stars ! Mais après il faut se réveiller, grandir et trouver un vrai boulot. Et puis j’ai des bouches à nourrir maintenant ! J’ai une femme et deux gosses. Tiens regarde.
Il se mit à rire de bon cœur et farfouilla dans son téléphone pour lui montrer des photos. Un sentiment vaguement nauséeux s’empara d’elle tandis qu’il lui déballait les anecdotes de sa vie familiale.
— Et toi, tu as quelqu’un ? Des enfants ?
— Je n’ai pas d’enfants.
Un ange passa.
— Toujours aussi mystérieuse…
Elle replongea les yeux dans son café.
— Comment s’appelait ton pote déjà ? Celui avec lequel tu traînais toujours… Jérémy ? fit-il avec une hésitation dans la voix.
— Jérôme. Mais si tu t’avises de l’appeler comme ça, il te casse la tête… Non je plaisante. Mais n’essaie quand même pas en fait…
— Tes cheveux étaient blonds à l’époque il me semble…, enchaîna-t-il à brûle-pourpoint alors qu’il la détaillait avec intérêt.
Elle n’arborait alors, en effet, pas encore sa crinière flamboyante. Ses cheveux, qu’elle jugeait filasse, pendouillaient en longues mèches d’une couleur indéfinissable, une sorte de blond terne.
Elle avait chaud tout-à-coup et elle entreprit d’ôter sa veste devant Anthony qui, les yeux écarquillés, retenait son souffle. Elle dévoila un haut sans manches très échancré qui ne laissait pourtant rien paraître de sa poitrine menue. Son regard s’attarda sur le tatouage de lierre qui courait sur sa peau, depuis son poignet droit jusqu’en-dessous de la clavicule du même côté. Chaque année, il gagnait un peu plus du terrain. Un jour peut-être, si elle vivait assez longtemps, il en viendrait à recouvrir son corps.
— La fille dont tu me parles n’existe plus. Elle est morte avec sa mère…
Elle avait lâché cela froidement, sans émotion apparente. Et de fait, elle le pensait vraiment. Jusqu’à aujourd’hui, elle était devenue une autre personne, au prix de bien des sacrifices, et surtout d’une bonne dose de résilience.
— Oh…Désolé…
— Quand mon père a commencé à reporter sa violence sur moi, continua-t-elle comme pour elle-même, je me suis réfugiée chez Jay. Ensemble, on est partis pour Londres et on y est restés.
Elle leva les yeux vers lui. Il la dévisageait sans un mot, l’air grave à présent. Elle poursuivit avec une intensité nouvelle.
— Il faut juste savoir ce qu’on veut dans la vie. Une fois que tu es au clair avec ça, et déterminé à l’obtenir, plus rien ne peut t’arrêter. Tout s’enchaîne. Tout devient…simple.
— Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais dans la vie ? demanda-t-il doucement après un instant.
— Je fais ce que je veux et c’est déjà pas mal.
— …Oui… Oui c’est vrai. Tu as raison.
C’était lui à présent qui regardait le fond de son café. Elle se leva.
— Je suis musicienne.
— Ah vraiment ? fit-il interloqué. Et ça va ? Ça marche bien pour toi ?
— J’aime ce que je fais. Et mon public aussi je crois…
Comme elle s’apprêtait à quitter les lieux, il la retint doucement par le bras.
— On pourrait peut-être se revoir à l’occasion ? Je reste à Londres une quinzaine de jours encore… Tu as une adresse ? Un numéro ?
— Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
Il insistait à la retenir alors elle lui glissa une carte dans la main sans le quitter de ses yeux hypnotiques. Il sourit.
— Au fait, lui lança-t-elle sans se retourner. Si jamais on se revoit, appelle-moi Shane !

Il la regarda s’éloigner, franchir la porte.
— Shane…, prononça-t-il à mi-voix comme pour mieux imprimer ce nom dans sa mémoire.
Anthony jeta enfin un regard à la carte qu’il avait dans les mains. Il s’agissait de la carte de visite du café où il se trouvait. Il la retourna sans comprendre. Rien. Il soupira. Un homme qui l’interpellait le sortit de sa rêverie.
— Anthony vous êtes là, désolé de vous avoir fait attendre. Mais dites ce n’était pas Shane avec qui vous discutiez à l’instant ?
— Euh… Oui c’est bien possible. Vous la connaissez ?
— Vous plaisantez ? Vous me faites marcher hein… Shane des Red Hot Kitchen… Vous ne pourriez pas m’avoir un autographe par hasard ? Ma fille est une fan.

Une fois dans la rue, Shane se rendit compte qu’il faisait un peu plus frais à l’extérieur. Une légère brise agitait les mèches de cheveux qui s’échappaient de son chapeau. Elle remonta le col de sa veste pour se protéger du froid. Et masquer un sourire naissant. D’un pas alerte, elle marchait. Pour aller où ? Elle ne savait pas encore au juste. Peu importait. Elle avait seulement besoin de mouvement. Elle inspira l’air vif. Elle se sentait bien. La vie était décidément surprenante. Par contre, elle allait devoir trouver un autre café à présent…